Commentaires de l’OOAQ au sujet du Projet de loi no 59 Loi modernisant le régime de santé et de sécurité du travail

21 janvier 2021

Mise en contexte

L’OOAQ a pris connaissance du projet de loi no 59 (le Projet ci-après) concernant la Loi modernisant le régime de santé et de sécurité du travail et l’a analysé.

  • Nous sommes conscients de l’ampleur des modifications proposées par le gouvernement afin de moderniser le régime de santé et sécurité du travail. L’Ordre assure son appui dans la modernisation du régime de santé et de sécurité du travail en matière de prévention et de réparation des lésions professionnelles. Plusieurs éléments du Projet sont positifs.
  • Cependant, cette modernisation ne doit pas aller à l’encontre des données scientifiques probantes récentes et se faire au détriment des travailleurs atteints de surdité professionnelle. Certains éléments du Projet demandent à être revus ou modifiés.
  • Ainsi, nous souhaitons apporter nos commentaires en ce qui concerne plus particulièrement l’article 238 du Projet par lequel le Règlement sur les maladies professionnelles sera édicté. Ce nouveau règlement touche spécifiquement les conditions particulières d’admissibilité aux fins de l’application de la présomption de maladie professionnelle prévue à l’article 29 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (chapitre A-3.001).
  • La formulation de nos commentaires sur le Projet est en lien direct avec le champ d’expertise des audiologistes, notamment les problématiques reliées à une incapacité auditive. Nos commentaires sont basés sur la littérature scientifique ainsi que sur les données probantes récentes en matière de santé auditive.
  • Certains éléments du Règlement sur les maladies professionnelles portent atteinte à la protection du public en ce qu’ils touchent directement les droits des travailleurs victimes de surdité professionnelle.
  • Les nouvelles dispositions réglementaires réduisent la possibilité pour un travailleur de devenir admissible à une indemnisation et d’obtenir des aides auditives ou de recevoir des services de réadaptation par la Commission des normes, de l’équité et de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) afin de réduire les effets d’une surdité professionnelle.
  • L’exposition au bruit en milieu de travail est un phénomène important au Québec; il est estimé que 287 000 à 359 000 travailleurs seraient exposés à des niveaux de bruit suffisamment élevés pour entraîner une surdité (Michel et coll., 2014).
  • Les conséquences de troubles de l’audition non reconnus et non indemnisés peuvent être très lourdes et nombreuses pour les travailleurs atteints (fatigue cognitive, isolement social, diminution de la qualité de vie et des activités, détresse psychologique, etc.) et les impacts sur la société sont non négligeables.

 

Avis au lecteur

Nos commentaires portent sur la section III du Projet concernant les critères d’admissibilité de certaines maladies professionnelles du Règlement sur les maladies professionnelles, plus spécifiquement sur les articles suivants:

«4. L’admissibilité de la réclamation d’un travailleur atteint d’une maladie professionnelle dont le diagnostic est une atteinte auditive causée par le bruit est conditionnelle à la démonstration d’une perte auditive neurosensorielle causée par le bruit de plus de 22,5 décibels, c’est-à-dire la moyenne des seuils mesurés aux fréquences de 500, 1 000, 2 000 et 4 000 Hz, dans chacune des oreilles. »

«5. Lorsque la réclamation d’un travailleur visé à l’article 4 est produite plus de cinq ans après la fin de l’exposition au bruit dans le cadre du travail et que ce travailleur est âgé de plus de 60 ans au moment du diagnostic, un coefficient de presbyacousie de 0,5 décibel est déduit de la perte auditive moyenne de chaque oreille pour chaque année que le travailleur a en sus de 60 ans ou pour chaque année après l’expiration d’une période de cinq suivant la date de la fin de l’exposition, selon la dernière éventualité.

La perte auditive neurosensorielle obtenue par ce calcul est utilisée pour déterminer si ce travailleur remplit le critère minimal d’admissibilité prévu à l’article 4. »

Annexe A – Maladies causées par des agents physiques, atteinte auditive causée par le bruit :

« Avoir exercé un travail impliquant une exposition à un niveau de bruit quotidien de plus de 85 dB(A) pendant huit heures par jour ou l’équivalent (suivant le facteur de bissection de 3) pour un minimum de deux ans, ou à un niveau de pression acoustique de crête supérieur aux limites permises au Règlement sur la santé et la sécurité du travail (chapitre S-2.1, r. 13). »

Dans les prochaines sections, l’Ordre s’attarde spécifiquement aux dispositions du Projet qui compromettent la protection du public et expose les personnes qui travaillent dans le bruit à des préjudices.

Article 4 du Règlement sur les maladies professionnelles devrait être modifié

L’Ordre est d’avis qu’il ne devrait pas y avoir de critère audiométrique minimum tel qu’une moyenne de 22,5 décibels des seuils mesurés aux fréquences de 500, 1 000, 2 000 et 4 000 Hz, dans chacune des oreilles, comme critère minimal d’admissibilité de la réclamation d’un travailleur pour une surdité professionnelle.

  • Ce critère n’inclut pas le 3000 Hz et le 6000 Hz qui sont les fréquences les plus atteintes, avec le 4000 Hz, dans le cas d’une surdité due au bruit (Leroux et Pinsonnault-Skvarenina, 2018). Cela peut nuire à l’admissibilité de travailleurs puisqu’on ne considère pas toutes les fréquences touchées en premier lieu par l’exposition au bruit.
  • L’énoncé « dans chacune des oreilles » exclut la possibilité de l’admissibilité des travailleurs dans le cas d’une perte auditive unilatérale ou asymétrique. Ce type d’atteinte peut survenir notamment dans les cas de surdité causée par un bruit d’impulsion comme un tir d’arme à feu, l’explosion d’un pneu ou lorsqu’une oreille est plus exposée au bruit que l’autre oreille, en fonction de la configuration d’un poste de travail.
  • La littérature scientifique démontre que le critère audiométrique d’une moyenne en décibels n’est pas l’indicateur représentant le mieux les besoins réels de la personne, ses incapacités et les situations de handicap vécues (Walden et al., 2004). Certaines personnes peuvent avoir une déficience auditive qui ne répond pas au critère audiométrique d’une moyenne de 22,5 dB et avoir des incapacités auditives ainsi que vivre des situations de handicap limitant leur qualité de vie et leur intégration professionnelle ou sociale. Ce critère limite l’accès à une indemnisation, mais aussi aux aides auditives et aux services de réadaptation dont les travailleurs pourraient avoir besoin malgré qu’ils ne répondent pas au critère audiométrique du Projet.
  • Ainsi, l’admissibilité de la réclamation d’un travailleur atteint d’une maladie professionnelle dont le diagnostic est une atteinte auditive causée par le bruit ne devrait pas être conditionnelle à un seul critère audiométrique, mais être couplée à l’évaluation globale des besoins réalisée par un audiologiste.

Article 5 du Règlement sur les maladies professionnelles devrait être aboli

Tout d’abord, cet article, tel que libellé, porte à confusion par sa complexité syntaxique. Ce que nous en comprenons est qu’une déduction de 0,5 décibel de la perte auditive moyenne de chaque oreille est appliquée pour chaque année en sus de 60 ans ou pour chaque année, cinq ans ? après la fin de l’exposition au bruit. Cette déduction est appliquée lorsque les travailleurs sont âgés de plus de 60 ans au moment du diagnostic et lorsque la réclamation d’un travailleur visé à l’article 4 est produite plus de cinq ans après la fin de l’exposition au bruit.

  • En tant qu’ordre professionnel qui a pour mission la protection du public, nous sommes d’avis que cette déduction d’un coefficient de presbyacousie va à l’encontre des données scientifiquement reconnues et il peut porter préjudice à plusieurs travailleurs.

Selon la littérature sur les liens entre la surdité professionnelle et la presbyacousie

  • L’exposition au bruit accélère le processus d’acquisition de la presbyacousie (perte auditive associée au vieillissement) (Leroux et Pinsonnault-Skvarenina, 2018).
  • Plusieurs chercheurs suggèrent donc de modifier le concept classique de la presbyacousie, liant ce type de perte auditive au seul effet du vieillissement, par un concept proposant plutôt que la perte auditive observée avec l’âge est la résultante d’un effet cumulatif et synergique de facteurs de risque intrinsèques et extrinsèques. Parmi ceux-ci, on retrouve l’exposition au bruit.
  • L’analyse récente de Wu et ses collaborateurs (2020) va dans le même sens et montre, chez l’humain, que la presbyacousie serait en fait liée à une surexposition au bruit de l’environnement tout au long de la vie et non au vieillissement de l’oreille interne en tant que tel.
  • Ces données récentes remettent en cause la valeur même des facteurs de correction, comme celui de la déduction de 0,5 décibel proposé par le Projet. Ces facteurs de correction sont basés sur la prémisse que la lente dégradation des seuils auditifs est uniquement attribuable à un facteur de vieillissement intrinsèque alors que des preuves existent qu’une large part de cette atteinte pourrait bien finalement venir de l’exposition au bruit.
  • La cessation d’une exposition au bruit ne garantit pas pour autant l’arrêt des processus physiopathologiques sous-jacents à la progression de la surdité comme celle observée chez des travailleurs retraités (Gates et coll., 2000; Rosenhall, 2003).

Sachant que l’adoption d’une loi dicte les conditions d’admissibilité de l’atteinte auditive causée par le bruit pour un grand nombre d’années à venir, il est primordial d’abolir l’article 5 du Projet afin de ne pas aller à l’encontre des données scientifiques probantes récentes sur le phénomène physiologique de l’atteinte auditive due au brui,  et ce, au détriment des travailleurs atteints de surdité professionnelle.

Annexe A — Maladies causées par des agents physiques : Atteinte auditive causée par le bruit doit être modifiée

L’Ordre estime que le critère de reconnaissance d’une atteinte auditive causée par le bruit à partir d’une exposition minimum de 85 dB(A), peut porter préjudice aux travailleurs qui seraient exposés à des niveaux de bruit moindre, mais qui sont tout de même nocifs et peuvent entraîner une surdité professionnelle.

  • Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS, 2018), la limite sécuritaire pour 8 heures d’exposition quotidienne est de 80 dB(A). Ainsi, en acceptant que des travailleurs soient exposés à des niveaux de bruit supérieurs ou égaux à 85 dB(A), on ne protège pas l’ensemble des travailleurs exposés au bruit contre toute surdité professionnelle permanente mesurable.
  • Concrètement, 1,3 % des travailleurs de 60 ans exposés pendant 40 ans à un niveau de bruit de 80 dB(A) risquent de présenter une surdité professionnelle entraînant des incapacités (Nelson et coll., 2005).
  • Avec l’exigence d’un seuil d’exposition minimal au bruit de 85 dB(A) ou plus pendant 8h par jour, on accepte que des travailleurs puissent développer une surdité professionnelle et que ceux-ci ne puissent pas bénéficier d’une indemnisation, des aides auditives et des services de réadaptation dont ils ont besoin.

En outre, le Projet ne tient pas compte des effets de l’interaction de l’exposition au bruit avec l’exposition à des substances chimiques ototoxiques (toxique pour l’oreille interne). 

  • Les études épidémiologiques récentes démontrent que l’exposition à certains solvants, métaux, asphyxiants et d’autres substances chimiques, est associée à un risque d’acquisition d’une surdité.
  • Deux rapports de l’Institut de recherche Robert-Sauvé en santé et en sécurité du travail (IRSST) démontrent l’effet des substances chimiques sur l’audition et leurs interactions avec le bruit sur le système auditif (Vyskocil et coll., 2009; 2011).
  • La co-exposition au bruit et à des substances chimiques ototoxiques retrouvées dans certains milieux de travail peut engendrer une interaction additive ou synergique. Par exemple, l’interaction entre le bruit et le toluène (utilisé dans les solvants pour les peintures, les vernis, la colle, la fabrication benzène, les TNT, les détergents et le carburant d’avions) a été démontrée. Au Québec, environ 1 750 travailleurs sont exposés à cette substance (Labrèche et coll., 2017).
  • L’effet de potentialisation possible du bruit par le monoxyde de carbone a également été démontré. Plus d’une centaine de cas d’intoxication au monoxyde de carbone ont lieu en moyenne par année au Québec (MSSS, 2017).
  • L’exposition à des substances chimiques ototoxiques simultanément à l’exposition à des niveaux de bruit de moins de 85 dB(A) pendant 8h quotidiennement peut provoquer une atteinte auditive.

Ainsi, les travailleurs ayant une surdité professionnelle causée par la co-exposition à des substances chimiques ototoxiques et à des niveaux de bruit inférieurs à 85 dB(A)/8h sont également négligés et laissés pour compte dans ce Projet.

L’acouphène comme symptôme aggravant de la maladie professionnelle doit être ajouté au Projet.

L’Ordre tient à souligner le fait que l’acouphène, dont la surdité est la principale cause, n’est aucunement considéré dans le Projet.

  • Environ 90 % des personnes ayant un acouphène chronique présentent aussi une atteinte auditive (Maldonado Fernández et coll., 2017), dont l’une de ses causes est l’exposition au bruit.
  • Environ 20 % des gens ayant un acouphène le considèrent comme dérangeant (Cima et coll., 2019).
  • Plusieurs problèmes sont associés à l’acouphène, tels que des difficultés de concentration, une perturbation du sommeil, de l’irritation, de l’anxiété, du stress et de la dépression.
  • L’acouphène peut donc être une conséquence additionnelle à l’atteinte auditive causée par le bruit et se doit d’être reconnu et indemnisé.
  • De plus, certaines personnes qui présentent un acouphène dérangeant ont besoin de services de réadaptation supplémentaires afin de mieux s’adapter aux problèmes associés. Il est primordial que ces travailleurs reçoivent l’aide nécessaire afin d’améliorer leur qualité de vie.

Rappelons que l’acouphène est reconnu par Anciens Combattants Canada et la Société de l’assurance automobile du Québec comme une invalidité indemnisable. Il devrait en être de même dans ce Projet pour les travailleurs exposés au bruit

Conclusion

L’OOAQ espère que ses commentaires et propositions seront favorablement reçus et qu’ils permettront à la Commission de l’économie et du travail de comprendre l’importance de revoir les critères d’admissibilité afin que les travailleurs ayant une atteinte auditive causée par le bruit puissent bénéficier de l’indemnité à laquelle ils ont droit et aux aides auditives et aux services de réadaptation dont ils ont besoin.  

Toute référence scientifique peut vous être acheminée sur demande.

L’OOAQ réitère sa détermination à travailler avec les instances gouvernementales dans le but d’améliorer l’accessibilité aux services en santé auditive et réduire les méfaits du bruit dans les milieux de travail afin que le public soit réellement protégé. En privant un travailleur d’outils d’aide à l’audition et à la communication, on lui retire une partie de sa dignité, de son autonomie et de sa participation sociale.