Aucun pouvoir de gestion ne peut limiter l’autonomie professionnelle 

Un jugement a été rendu par la Cour supérieure le 18 mai 2022 dans le dossier Ordre des diététistes du Québec (OPDQ) c. CHUM. Dans ce dossier, l’OOAQ et l’Ordre des ergothérapeutes du Québec étaient mis en cause. Plusieurs de nos membres nous ont demandé des informations au sujet de ce jugement. C’est pourquoi nous avons décidé de vous en résumer les grandes lignes et de vous faire part des éléments touchant votre pratique.

Ce jugement résulte des démarches juridiques entreprises depuis plusieurs années par l’OPDQ (Ordre professionnel des diététistes du Québec, maintenant Ordre des diététistes-nutritionnistes du Québec) afin d’analyser l’organisation des soins au Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM) au niveau des professionnelles et professionnels intervenant auprès de patientes et patients pour évaluer la déglutition. L’OPDQ était d’avis que l’organisation des soins au CHUM empêchait ses membres de poser des actes qui étaient au cœur de leurs actions professionnelles. En 2008, à la suite d’une première poursuite judiciaire, une transaction est survenue entre les parties. De cette entente s’en est suivie, en 2016, la création au CHUM d’un guide d’application (Offre intégrée de services au patient dysphagique ou à risque de l’être, en ergothérapie, nutrition clinique et orthophonie). À la même période, un document en soutien à ce Guide (Trajectoires du patient hospitalisé dysphagique ou à risque de l’être) avait également été produit. Il ressortait notamment de ces documents que c’était à l’orthophoniste de réaliser l’évaluation de la déglutition alors que la ou le nutritionniste réalisait l’évaluation nutritionnelle et notait ses observations sur la déglutition. De plus, on y expliquait que l’orthophoniste pouvait conclure sur le niveau de sécurité physiologique et que la ou le nutritionniste, de son côté, concluait sur l’état nutritionnel, tout en excluant expressément que la ou le nutritionniste puisse conclure sur la sécurité de la physiologie de la déglutition. L’OPDQ s’est opposé à ce dernier point en disant que cette évaluation de la sécurité de la physiologie de la déglutition devait figurer au premier plan de l’intervention professionnelle des nutritionnistes.  

Ainsi, en 2018, une nouvelle demande en jugement déclaratoire est déposée par l’OPDQ afin que deux pages dans le Guide du CHUM et dans le document sur les Trajectoires du patient soient déclarées par le Tribunal comme contrevenant aux articles 37 et 37.1 du Code des professions et qu’elles soient déclarées contraires à l’ordre public. L’OPDQ était d’avis que le contenu des documents en litige contrevenait à l’autonomie professionnelle des diététistes-nutritionnistes prévue dans la loi. De son côté, le CHUM contestait cette demande et plaidait qu’il devait s’assurer que les usagères et les usagers reçoivent des soins de façon optimale, en utilisant les ressources de façon adéquate et en évitant de multiplier les interventions. Selon le CHUM, puisque les orthophonistes possèdent les compétences et les qualités requises pour faire l’évaluation clinique de la physiologie de la déglutition, rien dans le Code des professions ou dans la règlementation afférente n’empêchait le CHUM de demander aux nutritionnistes de s’appuyer sur les conclusions des orthophonistes. 

Le Tribunal devait donc analyser si les pages contestées du Guide et du document Trajectoires de soins contrevenaient aux articles 37 et 37.1 du Code des professions et si elles étaient contraires à l’ordre public. Il devait également analyser s’il y avait lieu pour le Tribunal de déclarer que les pages contestées du Guide et du document sur les Trajectoires de soins pouvaient proscrire l’évaluation clinique de patientes et de patients par des nutritionnistes-diététistes. 

Guide du CHUM

Dans le jugement, le Tribunal indique qu’il n’est pas approprié pour l’OPDQ de demander que soient déclarées contraires à l’ordre public deux pages du Guide, lequel a été rédigé au prix d’énormes efforts. Le Guide est clair et aucune des phrases reproduites aux pages litigieuses ne viole le Code des professions, pourvu que le CHUM applique ce qui est écrit et qu’il ne dénature pas le sens des mots « très soigneusement choisis » (Paragraphe 159 du jugement). De plus, le juge précise que l’évaluation ou la détermination de la dysphagie, de la physiologie ou de la sécurité de la déglutition n’est incluse nulle part aux articles 37 et 37.1 du Code des professions. En se référant au Rapport Bernier, il mentionne que de telles évaluations sont du ressort de chacune des trois professions, en fonction de la finalité de leurs actes. Le juge indique d’ailleurs que les activités d’évaluation de la dysphagie ne sont pas des activités réservées aux membres d’un des trois ordres et il mentionne que rien n’empêche les nutritionnistes d’inscrire des conclusions sur la dysphagie haute, son type, sa sévérité, les risques d’aspiration, leurs impacts sur la sécurité de la déglutition en spécifiant les textures et consistances sécuritaires ou non. Le Tribunal précise ici un principe important au niveau de l’interdisciplinarité en ce que l’autonomie professionnelle s’applique selon le champ respectif des compétences de chacune des professions.

Par ailleurs, le juge trouve acceptable que le CHUM veuille se doter de responsabilités distinctes pour les trois professions en cause au sein du guichet unique et qu’il veuille éviter le travail en silos et que les patientes et les patients soient soumises et soumis à un va-et-vient continu et désorientant. Le juge reconnait un pouvoir de gestion au CHUM pour répartir les responsabilités entre les corps professionnels afin d’éviter la duplication des actes et de faire preuve d’efficacité. Il ressort du raisonnement du juge que dans une équipe interdisciplinaire, il peut arriver que des conclusions irréconciliables entre les professionnelles et les professionnels soient posées sur la physiologie et la sécurité de la déglutition, sur la présence et le type de dysphagie ou encore sur les textures sécuritaires.

Document Trajectoires de soins

Le juge met l’accent non pas sur le Guide, mais sur l’application qui en est faite par le CHUM, notamment dans le document des Trajectoires de soins. Il ne trouve pas acceptable que le CHUM s’autorise à empêcher, sous peine de mesures disciplinaires, à une nutritionniste de mettre dans ses notes qu’elle n’est pas en accord avec les conclusions de l’orthophoniste. Le jugement indique clairement l’importance de l’exercice autonome du jugement professionnel, lequel est au cœur du droit professionnel. Il indique que tout droit de gérance du CHUM ne peut avoir pour effet direct de contraindre une professionnelle ou un professionnel à compromettre ses obligations déontologiques. Il s’agit là d’un principe important relevant de l’autonomie professionnelle qui s’applique pour chaque membre de l’OOAQ également. Aucun employeur ou supérieur ne peut vous contraindre à agir à l’encontre de vos obligations déontologiques. 

Le Tribunal conclut que le document Trajectoires de soins est contraire à l’ordre public, car il constitue une source d’interdits et comprend des actes à être posés en exclusivité par les orthophonistes au détriment des nutritionnistes et des ergothérapeutes. Le pouvoir de gestion reconnu par le Tribunal au CHUM ne lui permet pas d’attribuer aux orthophonistes l’obligation de « conclure » ou de « statuer » sur l’existence et l’étendue de la dysphagie, sur la sécurité de la déglutition et sur les textures et consistances, et ce, sans que les nutritionnistes ou les ergothérapeutes ne soient en mesure de remettre en question de telles conclusions. Selon le juge, aucun pouvoir de gestion ne peut justifier de limiter la liberté professionnelle. 

Conclusion

Ce qu’il faut retenir de ce jugement, c’est que l’exercice autonome du jugement professionnel et la qualité de cet exercice sont au cœur du droit professionnel et que tout droit de gérance de la part d’un employeur « ne peut avoir pour effet direct de contraindre un professionnel à compromettre ses obligations déontologiques » (Paragraphes 173 et 174 du jugement). Le droit de gérance permet à un employeur de donner des marches à suivre et un cadre aux tâches attendues par ses employées et employés. Toutefois, il ne peut lui permettre d’imposer à ses employées et employés de passer outre à leurs obligations déontologiques et professionnelles. De plus, l’interdisciplinarité impose des responsabilités propres à chaque professionnelle et professionnel en lien avec son champ d’exercice respectif et ses activités réservées. Ces éléments sont applicables dans votre pratique professionnelle et s’appliquent bien au-delà des actes reliés à la dysphagie.